En silence ma joue crisse contre la tienne

En silence, ma joue crisse contre la tienne

de Codrina Pricopoaia

avec Roselyne Geslot, Corneliu Draga Dragomirecu, Codrina Pricopoaia, Sylvie Burger au chant, Julien Bréval au piano

Résumé

« En silence ma joue crisse contre la tienne » est une pièce qui interroge la femme cachée dans la mère, la mère cachée dans la jeune fille, la gardienne des valeurs étriquées mais rassurantes cachée dans la rebelle qui fait bouger les lignes.
Une mère, son fils et l’épouse de celui-ci se préparent pour prendre le repas. La jeune épouse fait à manger, tandis que le fils et sa mère sont déjà attablés. Le jeune couple vient d’avoir un enfant, une petite fille. La belle-mère, femme négligée par un mari absent, répète ce même schéma destructeur, en projetant sur son fils et sa belle-fille son histoire de femme privée d’affection et de soutien.
Un portrait de famille que nous pourrions presque tous reconnaître, un lieu commun où s’enracine malheureusement tant d’inégalités que la femme devenue mère subira en silence.
La petite fille est invisible, pourtant c’est pour elle que cette pièce existe. Sa voix est portée par le quatrième personnage de la pièce, la chanteuse, qui navigue librement entre l’univers de la pièce et le public.
La discussion pourrait être infinie, les trois personnages seront toujours assis autour de cette table. Derrière toutes les questions posées, il y en a qui restent silencieuses mais qui doivent être formulées : à quel moment l’amour devient prison, à quel moment l’équilibre se transforme-t-il dans un rapport de force dans le couple ? Quel est le poids de tout ce que l’éducation nous transmet, silencieusement, quotidiennement, dès notre plus jeune âge ? De quelle manière la maternité transforme-t-elle une égalité déjà fragile et précaire entre un homme et une femme ?

Extrait

C’était comme ça par chez nous. Si on le voulait, on se mariait jeune. Et moi je l’ai voulu. Après on faisait tout pour être une bonne petite femme. Avec le mari qui prend bien soin de nous.
C’est plutôt bien. On se sent…bien. Comme si on est quelqu’un d’important. Il est là, il nous sert dans ses bras. Il est fort et c’est bien. Le matin on se réveille avant lui. Au moins ça, au moins lui faire le café. Il va, après tout, partir pour affronter le monde pour nous. Et après on va lui repasser la chemise pour qu’il soit tout beau et tout propre. Ça en va de notre fierté de femme.
Et après on élève les enfants. Et on apprend qu’après le café du matin il y aura la soupe du soir.
Et entre les deux, il n’y aura rien. Aspirateur, linge, le café de la belle-mère, bien chaud, les lits, l’évier, nettoyer bien l’évier, l’essuyer avec un bout de papier pour qu’il n’y ait pas de gouttes, c’est moche. Et une bonne femme au foyer doit savoir bien faire les choses. Elle doit savoir bien attendre. On n’attend pas n’importe comment. Et après on n’attend plus rien. Juste que le temps passe. On comprend qu’on n’a pas vécu. Qu’on n’a pas su. Qu’on a oublié de nous l’apprendre.
Que c’était plus simple comme ça. Et après on demande à notre belle-fille un café. Bien chaud.
Eh, les femmes de nos jours, elles ne savent même pas servir un café bien chaud. Peut-être que ma petite-fille le saura. Je veillerai à ce qu’elle l’apprenne.

Note d'intention

J’ai été pendant très longtemps effrayée par le théâtre militant, quel que soit le sujet. L’écriture se devait d’être complexe, elle avait pour devoir de témoigner de l’intime avec une pudeur qui s’apparentait parfois aux énigmes. D’un côté l’écriture, de l’autre la parole donnée au public en ma qualité de comédienne. Au fil du temps, la parole donnée a pris de plus en plus de
place. J’ai pu m’adresser aussi à un public moins habitué des grandes salles de spectacle, un public que j’ai dû parfois chercher ailleurs que dans les théâtres. Des jeunes travailleurs, des lycéens, des personnes âgées, des usagers des centres sociaux et culturels. Et un jour j’ai eu très envie de pouvoir vraiment leur parler de ce qui me passionne, un jour j’ai senti que je
n’avais plus peur du théâtre militant. J’ai compris que ce théâtre-là pourrait m’aider à faire entendre une parole.
Je suis depuis toujours une femme militante pour l’égalité de la femme et de l’homme. Aussi, je rêve depuis toujours d’être regardée d’abord comme un individu, comme une personne, avant d’être regardée « comme une femme ». Et je sens que malgré les avancées sociétales, malgré toutes les lois formulées, il y a un territoire où cette égalité est encore plus fragile, où
elle peine à s’enraciner. C’est le territoire de l’intime, de la famille, l’endroit où l’éducation se forge à force d’exemples et non pas de discours. Ce territoire où la femme libérée portera la charge mentale de toute sa famille. Elle cogitera à l’égalité en appuyant sur le bouton « marche » de l’aspirateur.
Je voulais une pièce qui parlait de ce sujet tout en mettant en avant la responsabilité de la femme dans la perpétuation des schémas archaïques, ceux qui gardent la femme dans la cuisine même quand elle tient à la main un livre qui parle de l’égalité de genre. Je n’ai pas trouvé cette pièce-là, alors j’ai décidé de l’écrire.
Surtout, j’ai décidé de l’écrire pour ce public qui n’a pas l’habitude du théâtre, des débats et des livres. J’ai voulu que ce public puisse entendre cette parole et qu’il la reçoive afin que des questions se formulent. J’ai voulu que nous puissions nous reconnaître enfant, que nous puissions rire avec un peu d’amertume mais une prise de conscience.
La forme du texte et donc simple et l’écriture aussi. Parce que nous sommes simples dans l’’espace de l’intime, dans l’espace privé. J’écris ce texte aussi bien pour une femme de chambre, une fonctionnaire en mairie, pour une directrice qui gère trois agendas et qui fait tourner une machine à laver et je l’écris pour moi-même aussi.
Pour me poser encore et toujours cette question : « Quelle est ma responsabilité de femme et de mère dans la future égalité possible de jeunes filles et de jeunes garçons que je croise sur mon chemin ? ». Et aussi pour formuler cette question taboue, « comment l’égalité peut réellement exister quand la femme devient mère ? »
Je crois que l’éducation reste la seule solution possible. Le théâtre en fait partie.